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Anamnèses sauvages

Textes de Jean-Louis Poitevin
Écrivain, critique d'art, membre de l'AICA, rédacteur en chef de TK-21 LaRevue.



 Le ciel qui nous enveloppe, la ville l'efface et avec eux les lointains, l'horizon tout entier n'est plus qu'un axe transversal entre des masses de pierre aux allures de temples pour dieux oubliés.
Et puis il y a ailleurs, là où, l'ombre des murs abolie, la terre des premiers jours reprend ses droits, s'insinue à nouveau dans nos nerfs, irrigue nos muscles, étonne enfin notre esprit.
Cet ailleurs, pour Danielle Loisel, c'est l'Islande. Cette île, où Jules Verne situa l'entrée qui devait conduire Otto et Axel Lidenbrock au centre de la terre, s'empare immédiatement de l'âme de qui y pose le pied.

Tout ici respire la puissance des profondeurs, l'arrogance des vents et la rage de l'océan. L'immensité des glaciers fait apparaître des paysages improbables que l'inconstance du temps fait varier sans fin.
Là, quelque chose a eu lieu qui a offert à Danielle Loisel l'opportunité d'une métanoïa picturale irréversible : la rencontre avec le sublime. Et ses toiles sont devenues autres. Quelque chose blanc s'est insinué dans l'esprit et s'est imposé sur la toile comme base fondamentale du devenir couleur des gestes. Il n'y avait plus alors qu'à peindre, à nouveau pourrait-on dire mais surtout enfin, car d'une certaine manière, c'est avec la sensation intime d'une première fois que les gestes se sont déployés.

Le proche et les lointains



Liée au pays basque, Danielle Loisel a découvert combien cette île perdue dans la mer du nord en était proche par l'esprit, par la relation forte avec les baleines et par quelques aspects géologiques. Cette proximité mentale a rendu possible la rencontre avec l'improbable et a permis à son esprit de se tenir dans la bonne ouverture face à ce miracle violent que l'Islande lui a offert en partage.

Car, toujours se pose la question au peintre quand il se tient devant la toile : que peindre ? En effet, après un siècle de révolutions picturales incessantes, l'heure est venue d'une mise à plat des enjeux et d'un retour à des fondamentaux. C'est ce qu'elle vit depuis qu'elle a été happée par l'immensité islandaise.

Car « que peindre ? » signifie en fait se demander si les gestes et l'esprit doivent tendre à imiter ou à rendre compte de ce qui gravite au fond du corps comme au fond de l'âme. Et soudain la question s'est trouvée abolie. Il suffisait de se mettre devant la toile pour que la main trouve par elle-même ce qu'il fallait faire advenir dans le monde visible. C'était de rendre proche le lointain, celui de l'horizon comme celui des souvenirs, de les rendre visibles et de conférer à l'invisible la forme du rêve. 

Lignes



Et ce furent des lignes qui vinrent strier l'évidence du blanc comme des offrandes muettes à un dieu incertain. Car ce dieu de la peinture, Danielle Loisel le savait enfin, il était là maintenant, en elle. Mais il fallait encore le faire exister sur la toile.

Le blanc bleuté du gris de payne s'est imposé comme fond en remplacement de la toile brute et vierge d'avant. Les lignes sont venues, bleu sombre ou brou de noix, marquer l'évidence de l'absence et inscrire la basse continue de l'ardeur, de l'énergie, de la passion.

L'instant enfin, seul compte, par quoi tout arrive sur la toile parce que tout revient dans l'esprit et naît littéralement à travers la mécanique du corps.

Le rythme désormais est tout. Il permet la répétition, l'amplitude du geste qui s'essaye et s'essaye encore jusqu'à ce que, lignes faisant de l'horizon le multiple du sens, apparaisse comme une seconde évidence recouvrant et exprimant celle du blanc, la possibilité de la signification au-delà des formes. 

Anamnèse



Toujours on se demande, y compris ceux qui les font, ce que des toiles abstraites peuvent signifier. La réponse pourtant est évidente à qui regarde. Il y a quelque chose plutôt que rien. Le geste célèbre indéfiniment la naissance d'un monde, écho précaire et puissant à la naissance du monde qui se rejoue chaque jour à l'aube. Cela Turner, Baselitz ou Debré l'ont su et c'est à cette source là que s'abreuvent les gestes de Danielle Loisel.

Et soudain, face à ces lignes face à ces traces, on se souvient de ce que des gestes apparemment sans signification parlent une langue que nous avons parlé aussi dans l'enfance du temps. Et de les regarder, c'est cela qui revient, la trame du souvenir dans la passion du corps.

Et c'est cela aussi que peint désormais inlassablement Danielle Loisel, le vécu inénarrable, les gens, les lieux, les rencontres, tout ce qui doit se dire et ne peut se dire dans la langue des mots ou des images.

Maintenant elle sait. Maintenant elle peut exprimer ce qui échappe, le souvenir du souvenir dans l'amplitude du geste.

Et l'on se souvient alors que c'est depuis toujours que les hommes vont et viennent dans l'orbe des souvenirs et du rappel.

Et c'est de cette sauvagerie non racontable en effet que parle la peinture, en tout cas celle que pratique Danielle Loisel, de cette sauvagerie que seule l'anamnèse nous permet de revivre, celle qui nous emporte, lorsque, comme on peut le vivre en Islande, chaque réveil est une rencontre avec le premier matin du monde.


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